Un héritage officiellement encouragé.
Aux Emirats, ces courses qui remontent à une tradition séculaire sont particulièrement promues par une volonté politique. Les cheikhs entendent ainsi, parallèlement à l’arrivée d’une importante main d’œuvre étrangère, développer un lien d’identité nationale.
Quinze camélodromes se déploient sur le territoire, avec routes asphaltées de part et d'autre de la piste de sable. A l'entour, dans le décor des dunes pérennes, les "fermes" où l'on élève les précieuses bêtes de race.
Nouvelles technologies et radiocommande !
La température est douce en ce vendredi matin de février. L'air est pur sous le ciel d'acier. Les dunes moutonnent. Ocre rouge, plénitude du désert. Et soudain, un nuage de poussière enfle et roule vers nous. Voilà que dans un tintamarre, surgissent, progressant de front, des dizaines de 4x4, de part et d'autre du corridor sableux où déboulent au triple galop, écumant d'effort, les chameaux arabes. La camionnette de presse s'est arrêtée au poteau d'arrivée. Sous son chèche à carreaux rouges et blancs, le commentateur déverse, en cascade volubile, la liste des arrivants dans son micro métallique ; sur le toit, le caméraman se cramponne à son siège car les véhicules redémarrent, virage sur les chapeaux de roue, pour retrouver, sept kilomètres plus loin, la ligne de départ où se pressent déjà les concurrents de la course suivante…
Sur le camélodrome d' Al Dhayd, dans l'émirat de Sharjah, voisin immédiat de celui de Dubaï, nous aussi, nous avons rejoint la ligne de départ. Elle se situe, pour la compétition des "quatre ans", au poteau des six kilomètres. La longueur des courses varie selon l'âge des chameaux : de quatre jusqu'à dix kilomètres, distance "marathon". Mâles et chamelles s'affrontent dans des épreuves distinctes, et les femelles se révèlent d'ailleurs un peu plus véloces, dépassant allègrement le 45 km/heure, comme nous allons pouvoir le constater … au compteur du véhicule !
Une animation fébrile électrise les préparatifs de départ. Une foule de dromadaires et de "méharistes" attend sur la piste. Les garçons d'écurie ont approché les pur-sang, revêtus de couvertures car il s'agit de bichonner l'animal jusqu'à la dernière minute. Des muselières vivement colorées leur donne un air de parade. Au moment ultime, cette muselière est ôtée, et on selle les compétiteurs. Mais il n'y aura pas de jockeys ! Depuis 2003, les courses de chameaux montés n'ont plus cours : le modernisme des émirats, qui grimpe à l'assaut de l'éther avec les 800 mètres de la tour Burj Dubaï, a mis son empreinte électronique sur ces compétitions sportives. Sur la selle, on a fixé un récepteur radio ainsi qu'une cravache radiocommandée ! Le mécanisme est géré à distance par l'entraîneur ou le propriétaire en personne qui, modernisme omniprésent, va suivre la course avec son véhicule 4x4 pour encourager l'animal de la voix, grâce à l'émetteur, et déclencher la cravache automatique au moment opportun. O technologie !
Je crois pouvoir dire que la robotisation moderne est venue à point pour stopper des abus que la passion de ce sport avait engendrés : certains avaient en effet engagé comme jockeys de jeunes enfants, Soudanais, Mauritaniens ou Pakistanais qui, avec leurs six, sept ans pesaient à peine vingt kilos et permettaient ainsi de gagner de précieuses secondes.
Les selles des dromadaires chatoient de vifs satins ; identiques à ceux des casaques des courses hippiques, ces tissus encapuchonnent joliment le récepteur et revêtent ainsi les concurrents des couleurs du challenge. L'antenne flotte au vent sur le train arrière, et la cravache est prête à tournoyer de son rythme mécanique. Des dizaines de quadrupèdes peuvent s'affronter en une même épreuve, et il n'est pas rare d'atteindre la centaine sur le camélodrome de l'émir de Dubaï.
Et …. c'est parti !
Sur le toit de la camionnette, le cameraman joue les hommes invisibles : pour affronter le froid de la vitesse, il a revêtu un équipement de skieur, cagoulé et ganté. Les tous-terrains des propriétaires ont pris place sur les deux voies qui bordent la piste.
Les Emiratis, en dishdasha immaculée, s'entretiennent avec leurs entraîneurs pakistanais : fièvre tangible des dernières mises au point tactiques. Puis, on fait agenouiller les coursiers sur la ligne de départ. Les chameliers qui tiennent la longe ont revêtu bombes et épais gilets de protection car les bêtes sont nerveuses dans l'imminence du départ. Un arbitre, petit homme replet, armé d'une longue cravache va et vient au milieu de la piste pour prêter main forte aux "palefreniers". Un second arbitre chevauche un dromadaire. Au signal d'une corne nasillarde, les lads, qui faisaient face aux bêtes, lâchent la bride et doivent jouer de célérité pour laisser le champ libre aux coureurs qui bondissent dans un nuage de poussière.
Les moteurs vrombissent : dans les voitures ont pris place nombre de supporters, tous masculins. Aucune présence féminine, même voilée, sur le champ de course ! Certains ont amené leur fils : on le voit s'époumoner, la tête en dehors de la voiture, puis frapper la portière du plat de la main pour accentuer ses encouragements. D'aucuns usent de l'avertisseur ; des pétards sont lancés : l'atmosphère est surexcitée et les chameaux galopent en force. Leur jeu de longues jambes est incroyable. Ils les enroulent et déroulent avec souplesse, le talon tendu en avant, prêt à rebondir. Les kilomètres défilent ; les bêtes sont "au coude à coude"; les museaux s'étirent ; la bave vole et les muscles se tendent. Les spectateurs vibrent, tenus en haleine jusqu'au poteau final. Et le "1 rouge", lippe tremblante et mousse aux naseaux, a raison du "3 bleu" au prix d'une lutte sans merci !
L'arrivée a lieu aujourd'hui devant des tribunes vides. Les supporters ont préféré l'émotion directe en voiture suiveuse au spectacle fixe de la ligne d'arrivée. Pourtant, le somptueux gazon, qui se déroule devant les gradins ombragés, abreuve les regards d'une fraîcheur impeccable, triomphe de la verdure sur le désert.
Villages du désert.
La matinée touche à sa fin. Les propriétaires des dromadaires classés patientent au guichet pour percevoir leurs gains. Ces Emiratis possèdent en moyenne trois ou quatre dizaines de coursiers. Nous sommes loin des milliers d'animaux qui constituent les écuries des princes, mais les seize courses du jour ont suscité grand enthousiasme dans la population locale.
Autour des camélodromes, dans les sables, s'organisent de petits villages : coquette mosquée et bâtiments horizontaux qui ne sont pas sans évoquer les villes de pionniers américains. Avec les échoppes vitales pour les chameliers pakistanais voisinent des boutiques spécialisées dans le matériel pour dromadaires : longes colorées et monceaux de ces muselières qui me séduisent tant. En bonne place, voici l'officine de la pharmacie vétérinaire, abondamment approvisionnée. Il faut dire que nous n'en sommes pas encore au contrôle anti-dopage : des produits énergétiques, spécialement testés, s'étalent sur les rayons. Je me suis même laissé dire que des cheikhs donneraient à leurs champions du miel de la vallée du Wadi Do'an, en provenance du Yémen. Quant à la douche destinée aux animaux à bosse, elle n'est pas sans évoquer le réservoir d'eau qui alimentait les trains à vapeur du Far West. Nous sommes bien dans la même conquête du désert, au royaume, cette fois, des camel-boys.
Gérard Decq