Seize ans furent nécessaires pour que prenne forme, dans l’ancienne propriété des Chaplin de Vevey, le Chaplin’s World. Visite en compagnie d’Yves Durand, l’un des deux concepteurs du projet et d’Eugène Chaplin, l’un des fils du vagabond légendaire.
Lorsqu’en 1952, Charlie Chaplin quitte New York et embarque à bord du Queen Elizabeth pour Londres, afin d'y présenter son film, Les feux de la rampe, il est loin d’imaginer que les autorités américaines vont en profiter pour annuler son visa de retour, l’accusant de sympathies communistes, et, plus encore, qu’il va s’installer définitivement avec sa famille en Suisse, à Corsier-sur-Vevey. « En visitant le Manoir de Ban, il sut que cette demeure allait devenir sienne. Il y trouva immédiatement la paix et la sérénité qu’il recherchait », affirme le québécois Yves Durand, concepteur avec l’architecte Philippe Meylan de ce « musée » qui a ouvert ses portes en avril dernier. « J’ai toujours eu un poster de Charlot dans mon bureau de Montréal, aussi lorsque Philippe, venant de Vevey pour me rendre une petite visite, me fit part de l’idée qui commençait à germer dans la tête des enfants Chaplin, au début des années 2000, en tant que muséologue, j’ai voulu aussitôt les rencontrer. » Ce n’était que le début d’une grande aventure qui allait prendre près de seize ans pour atteindre son but. « Pendant toutes ces années, la relation a été constante avec les enfants et leur confiance à notre égard toujours de mise. Ce qui leur a plu c’est qu’en créant ce lieu, nous ne voulions surtout pas nous approprier leur père, nous voulions lui donner, au contraire, tout l’espace. » Charlie Chaplin se définissait comme « un citoyen du monde», voilà pourquoi Chaplin’s World est plus qu’un musée. « Nous sommes vraiment dans son monde. Il nous parle avec ses mots, ses films, sa musique, il nous raconte toute sa vie. » Celui qui fut un véritable génie du 7ème art était également le premier « people » planétaire. Mais depuis sa disparition, un soir de Noël, près de 40 ans se sont écoulés avant cet hommage. « Oui, tant d’années, ca peut paraître étonnant. Mais à Los Angeles ou même à Londres, il eut été compliqué de faire un musée. Notre manoir était finalement le lieu idéal. Lorsque nous l’habitions encore, il y a une dizaine d’années », poursuit Eugène, le cinquième des enfants Chaplin, « c’était très souvent que l’on venait sonner à la porte comme s’il était encore là. Les cars s’arrêtaient devant chez nous, les gens demandaient à prendre des photos. Donc, il ne pouvait pas y avoir meilleur emplacement que celui-ci. »
Au total, un peu plus de 60 millions de francs ont été réunis – par les promoteurs du musée, par une fondation créée pour permettre l’achat du manoir, par la Compagnie des Alpes et la société By Grévin qui exploitent le site, par quelques sponsors et autres investisseurs – afin de faire du Chaplin’s World un écrin à la hauteur du génie créateur de Charlot.
Le concept, 3000m2 de parcours thématique, fut immédiatement de conserver le manoir pour y retracer la vie intime de Charlie et de construire dans le parc de 4 ha un studio de cinéma hollywoodien, afin de s’immerger d’une façon spectaculaire dans cette œuvre inoubliable. Plus de 30 personnages de cire, créés par Grévin, viennent d’ailleurs humaniser la scénographie du manoir et du studio, une signature Grévin et François Confino. C’est donc par le studio que commence la visite d’au moins trois heures, mais trois heures de réel bonheur. « Nous voulons que les visiteurs y passent un bon moment et sourient toutes les 20 secondes, mais nous fournissons aussi du matériel plus pointu pour abreuver les fans de Chaplin », dit, radieux, Yves Durand.
Le studio, le retour de Charlot
Tout commence, comme il se doit, au cinéma. Un petit film de quelques minutes met le visiteur dans l’ambiance avant que, par magie, il traverse l’écran, tel Mia Farrow dans la Rose pourpre du Caire de Woody Allen, pour se retrouver en compagnie du Kid dans Easy Street, à Londres. « C’est comme si vous entriez dans le film… l’effet de surprise est assuré. Vous savez, le Kid, c’était sa vie, mon père a mis à l’écran ce qu’il avait vécu. On voit d’ailleurs dans cette rue, la reconstitution de sa chambre. C’est émouvant. » En créant le personnage de Charlot, le vagabond, il avait créé une personne dans laquelle tout le monde pouvait se retrouver. D’une modernité étonnante, il touchait du doigt les problèmes du moment qui n’ont pas pris une seule ride. « Mon père était profondément amoureux de l’être humain. Il nous a d’ailleurs, à mes frères et sœurs et moi-même, transmis toutes ses valeurs humanistes. »
Pour Yves Durand, « cet homme aurait pu avoir une vie calme et il a choisi de faire des films courageux, y mettant pour l’époque une dimension sociale, substantielle, philosophique, inhabituelle qui fait que l’on en parle encore aujourd’hui. C’est ce qui m’a touché le plus dans son œuvre et que l’on tenait à faire ressortir ici. » Dans tous les décors des films mythiques de Chaplin et l’univers des tournages, tout le long du parcours, le rire côtoie l’émotion à chaque instant. « Tout a été conçu afin que chacun entre dans le décor. Il faut impérativement en jouer, le toucher, se prendre en photo. Le lieu est vivant. Il faut faire basculer la cabane de la Ruée vers l’or, s’asseoir sur le siège du barbier ! Entrer dans la prison… se glisser dans la machine infernale des Temps modernes » ajoute, malicieusement, Yves Durand qui a gardé son âme d’enfant. Mais ce vaste programme se veut autant culturel que divertissant et survole cinquante ans de carrière du comédien, pantomime, scénariste, réalisateur, compositeur, producteur. Quant au père de famille, il faut se diriger vers le manoir pour en faire plus ample connaissance.
Le manoir, rencontre avec l’homme
C’est ici que Charlie et sa femme Oona ont élevé leurs huit enfants. Ils y vécurent pendant 25 ans. Dès l’entrée, le maître des lieux est présent, heureux d’accueillir le visiteur « ami ». Oona se tient tout naturellement derrière lui. « Au final, dit Eugène qui est né dans cette maison, je suis heureux du résultat. C’est très respectueux. La maison est toujours familiale comme avant. C’est ce que je voulais car c’est le souvenir qui nous en avons : un père et une mère très fusionnels et une vie de famille normale, enfin… Inévitablement, au début, on est quelque peu agacé de montrer son intimité mais comment ne pas être fier de tout cet amour que le public porte encore à notre père. » Quelques pièces du manoir ont donc été reconstituées avec le mobilier et les objets personnels, pour la première fois exposés au public. La bibliothèque redonne aux mots et à l’écriture la place qu’ils occupaient dans l’esprit de l’artiste. Charlie, tout en travaillant sur des scénarios, des livres, des films et composant de la musique, y accueillait ses amis, la famille et des hôtes prestigieux venus du monde entier : responsables politiques, industriels, scientifiques, artistes, écrivains ou interprètes.
Il disait d’ailleurs : « J’ai connu dans ma vie trois génies : Sir Churchill, Albert Einstein et Clara Haskil (pianiste roumaine) ! ». On les retrouve au gré des 500m2 d’exposition du manoir. A l’étage, on découvre de nouveaux aspects de la vie intime de Charlie Chaplin, dont ses nombreux voyages autour du monde. Cette visite permet de mieux comprendre les motifs qui l’ont conduit en Suisse, comment il y a vécu et quels souvenirs il en a gardé. « Les enfants ont donc ouvert leurs albums de famille, permettant ainsi à toute la planète de mieux découvrir l’homme, l’humain qui était derrière la star, l’artiste », ajoute Yves Durand, encore ému d’avoir pu approcher à sa façon le Charlot qu’il a toujours côtoyé dans son bureau.
Le parc
Tous les jours, Charlie Chaplin, qui appréciait la quiétude et la beauté des lieux, s’y promenait avec sa femme et ses enfants. Il aimait même y faire des pique-niques. Lorsqu’ils se retrouvaient seuls avec Oona, il aimait déjeuner au beau milieu du jardin, sous un arbre différent à chaque fois.
Intégré au parcours de la visite, ce parc permet de se ressourcer dans une nature aux arbres centenaires, en offrant une vue exceptionnelle sur les paysages du lac et les montagnes caractéristiques de la Riviera vaudoise. Balade qui permet également de sortir en douceur de la vie de celui qui avait peur d’être oublié et de ne plus jamais faire rire, et qui disait de plus : « mon seul ennemi est le temps ! »… aujourd’hui à Vevey, il est éternel.
Christiane Calonne
Infos pratiques
Chaplin’s world
Domaine du Manoir de Ban
Route du Fenil 2
CH-1804 Corsier sur Vevey
www.chaplinsworld.com
The Tramp
Chaplin n’a jamais oublié son enfance pauvre, il aimait filmer les scènes de restaurants et les tablées. Le café restaurant The Tramp (vagabond en anglais), installé dans l’ancienne ferme, bel exemple d’architecture rurale du pays vaudois, est à l’image des lieux qu’il aimait : une ambiance de café avec tables en bois, comptoir et portes battantes. The Tramp est ouvert aux heures d’ouverture du site et accessible indépendamment de la visite du musée tous les jours de 10h à 18h. A partir de 19h, il se transforme en restaurant gastronomique et propose une carte différente renouvelée régulièrement.